L’ascension de Samia Suluhu Hassan à la tête de la Tanzanie, en mars 2021, fut un événement historique marquant un double tournant : la première femme présidente d’un pays d’Afrique de l’Est et une rupture apparente avec le style autoritaire et isolationniste de son prédécesseur, John Magufuli. Surnommée affectueusement “Mama” par ses partisans, elle a initialement incarné un espoir d’ouverture politique et économique, suscitant l’admiration internationale pour son approche chaleureuse et pragmatique. Pourtant, moins de quatre ans après son accession au pouvoir “par accident”, la trajectoire politique de Samia Suluhu Hassan dessine un paradoxe sombre. Les promesses de démocratisation se sont heurtées à la réalité d’un État-parti tenace, culminant avec des élections en 2025 qui, selon les observateurs, ont vu une répression féroce et une consolidation brutale de l’autoritarisme. L’analyse de sa gouvernance ne peut se limiter à son genre ou à son style diplomatique ; elle doit interroger l’emprise historique du Chama Cha Mapinduzi (CCM) et le dilemme structurel qui place le développement économique pragmatique avant la réforme démocratique.
Le sceptre par accident : Structure politique et héritage du CCM
L’arrivée au pouvoir de Samia Suluhu Hassan est inséparable de la figure controversée de John Magufuli. Vice-présidente, elle est propulsée au sommet de l’État après la mort subite de ce dernier en mars 2021. Magufuli, bien que populaire pour sa lutte initiale contre la corruption et ses dépenses d’infrastructure, avait profondément isolé la Tanzanie. Son régime s’était distingué par une répression autoritaire croissante, la mise à l’écart de l’opposition et un déni spectaculaire de la pandémie de Covid-19, qui avait nui à l’économie et à l’image internationale du pays.
Samia Suluhu Hassan hérite non seulement d’un État en crise de confiance, mais surtout d’un parti, le CCM (Parti de la Révolution), qui domine la vie politique tanzanienne depuis 1977. La succession, bien que constitutionnelle, la place dans une position de vulnérabilité. Elle doit apaiser les factions internes du CCM, fidèles à la ligne dure de Magufuli, tout en signalant au monde et aux investisseurs une nouvelle direction.
L’analyse de cette transition révèle que, si la personnalité du dirigeant change, la structure du parti-État reste dominante. Le chercheur Göran Hydén, spécialiste de la politique tanzanienne, a souvent décrit la résilience du CCM : une machine politique capable d’absorber les chocs, de neutraliser les réformateurs, et de garantir la continuité du pouvoir, quelle que soit la figure de proue. Samia Suluhu Hassan se trouve donc à la tête d’un système qui privilégie avant tout la survie du parti, une contrainte qui pèsera lourd sur ses réformes démocratiques. Ce pragmatisme, qui place la stabilité économique au-dessus de la démocratie, est une constante de nombreux régimes africains post-coloniaux.
L’économie d’abord : L’impératif pragmatique et le “Brand Samia”
L’une des premières et des plus réussies initiatives de la nouvelle présidente fut la réouverture de la Tanzanie au monde. Elle a rapidement reconnu l’existence de la pandémie de Covid-19, relançant la collaboration avec les institutions internationales (OMS, FMI) et rétablissant la confiance avec les partenaires étrangers.

La stratégie de communication et les investissements
Samia Suluhu Hassan a construit une stratégie de communication présidentielle très performante. Le lancement du documentaire promotionnel, le Royal Tour, visait à repositionner l’image de la Tanzanie et à attirer le tourisme et les investissements, notamment aux États-Unis. Ce “Brand Samia” cherchait à effacer la réputation d’imprévisibilité de l’ère Magufuli.
Sa politique économique s’est concentrée sur l’attraction d’investissements directs étrangers (IDE). Entre 2020 (fin Magufuli) et 2024, les IDE ont connu une augmentation significative (bien que les chiffres exacts varient, la tendance est clairement à la hausse, signalant un regain de confiance des investisseurs). Le pays a activement sollicité des partenariats dans des secteurs clés comme le gaz naturel, les minéraux (or, nickel) et les infrastructures, qui représentent l’essentiel de sa dépendance aux matières premières.
Le spectre du mécontentement et l’inflation
Toutefois, cette croissance macroéconomique ne s’est pas traduite par une amélioration uniforme des conditions de vie. La jeunesse tanzanienne reste confrontée à un taux de chômage élevé, souvent estimé entre 13 % et 14 % chez les jeunes adultes. De plus, l’inflation, particulièrement en 2022 et 2023, a érodé le pouvoir d’achat des classes urbaines et rurales, créant un mécontentement économique sous-jacent. La politique fiscale, bien que plus ouverte que sous Magufuli, n’a pas fondamentalement allégé le fardeau des petites entreprises.
Ce désespoir économique se mêle à la frustration politique, un cocktail explosif. La comparaison faite avec les manifestations au Maroc et à Madagascar est pertinente : elle révèle une tendance régionale où la jeunesse, exclue du système politique et économique, devient le moteur d’une contestation radicale.
Les fondations verrouillées : La persistance du parti-État
L’ouverture économique n’était pas synonyme de libéralisation politique. Le blocage institutionnel et constitutionnel reste la principale force de résistance aux réformes démocratiques.

L’héritage Nyerere et la Constitution de 1977
La Tanzanie opère toujours sous le cadre institutionnel hérité de l’ère du parti unique de Julius Nyerere, dont la Constitution de 1977 (bien que souvent amendée) favorise l’hégémonie du CCM. Les appels à une nouvelle constitution en 2022 ont été rapidement neutralisés.
Le verrouillage s’opère par des mécanismes juridiques et administratifs : l’absence d’une Commission Électorale véritablement indépendante garantit au CCM le contrôle du processus électoral. Le rôle politique du Registrar of Political Parties est central : il dispose du pouvoir de sanctionner, d’intimider ou de dissoudre les partis d’opposition, rendant le cadre légal des manifestations et des rassemblements extrêmement restrictif.
Socio-ethnographie : Zanzibar, le continent, et l’Ujamaa
L’analyse politique doit être nuancée par la dimension socio-ethnographique. Samia Suluhu Hassan, originaire de Zanzibar (où le CCM est traditionnellement plus contesté), est la première dirigeante issue de l’archipel à occuper la présidence. Ce fait est historiquement significatif, mais elle doit constamment naviguer entre l’élite zanzibarite et l’élite du Mainland (continent), qui reste le véritable centre de gravité du pouvoir.
L’héritage de l’Ujamaa (le socialisme africain prôné par Nyerere) a réussi à contenir les tensions ethniques dans la politique nationale, faisant du CCM un parti véritablement national. Cependant, la question sous-jacente demeure : le CCM est-il toujours un parti national, ou sa centralisation politique et économique ne favorise-t-elle pas le Mainland au détriment de l’autonomie et des intérêts de Zanzibar ? Samia Suluhu Hassan doit gérer cette tension insulaire tout en évitant toute résurgence des mouvements sécessionnistes.
La spirale autoritaire : Répression, violence et modèle régional
L’approche de Samia Suluhu Hassan est devenue l’expression d’un modèle d’autoritarisme développementaliste, souvent comparé à celui de ses voisins.
Comparaison régionale et l’influence ougandaise/rwandaise
La Tanzanie de Samia Suluhu Hassan se situe aujourd’hui dans une zone grise. Contrairement au Kenya, qui maintient un multipartisme dynamique (malgré des élites verrouillées), la Tanzanie privilégie l’hégémonie partisane. L’influence se fait sentir du côté de ses voisins. Le Rwanda (autoritaire-développementaliste) est un modèle de contrôle étatique strict, tandis que l’Ouganda (régime militarisé de Yoweri Museveni) est un laboratoire de répression sophistiquée. Le “Samianisme” semble chercher une voie médiane : conserver la façade d’ouverture diplomatique du Rwanda tout en utilisant les méthodes de répression discrète de l’Ouganda pour museler la dissidence.
L’armée, le renseignement et la violence structurelle
La violence structurelle du régime est bien documentée, notamment lors des élections de 2025. L’exclusion effective des principaux opposants a conduit à son annonce de réélection avec un “score soviétique” de près de 98 % des voix, obtenu dans un contexte de très faible affluence (malgré un taux de participation officiel de 87 %).
La répression des manifestations qui a suivi, marquée par des centaines de morts selon l’opposition, a révélé le rôle central des forces de sécurité. Bien que l’armée (Tanzania People’s Defence Force) maintienne une image d’institution nationale non partisane, les services de renseignement (TISS) jouent un rôle critique dans la politisation de la sécurité et la neutralisation de l’opposition. La répression est centralisée, visant à décapiter les mouvements de contestation avant qu’ils ne prennent de l’ampleur. Les arrestations politiques documentées, le harcèlement judiciaire et la violence policière sont le prix payé pour garantir la continuité du pouvoir du CCM.

Le legs en suspens : L’autoritarisme à visage humain
L’analyse de la gouvernance de Samia Suluhu Hassan s’achève sur une note d’opportunité gâchée. Son legs sera celui d’une leader qui a remis la Tanzanie sur la carte économique mondiale, attirant des IDE qui ont significativement progressé entre 2021 et 2024.
Cependant, elle a payé le prix de cette stabilité par un renforcement de la répression politique. L’autoritarisme de Samia Suluhu Hassan est une forme d’autoritarisme moins visible et moins virulente sur la scène internationale que son prédécesseur, mais potentiellement plus efficace à long terme pour la consolidation du pouvoir du CCM. Elle a réussi à projeter une image de pragmatisme et de modération tout en intensifiant la répression interne. Ce double jeu lui permet de sécuriser les investissements et le soutien diplomatique occidental, tout en muselant l’opposition de manière implacable. La “libéralisation initiale avortée” n’était, de ce point de vue, qu’une phase tactique nécessaire pour stabiliser le régime post-Magufuli, avant de revenir à la norme du parti-État.
Le défi pour la Tanzanie est désormais double. D’abord, résoudre le conflit constitutionnel et institutionnel pour permettre une véritable alternance. Ensuite, trouver des solutions pour que la croissance économique se traduise par une inclusion sociale réelle et une réduction effective du chômage des jeunes. Tant que le CCM maintiendra son emprise totale sur les institutions et continuera d’étouffer les voix discordantes, la stabilité économique obtenue par Samia Suluhu Hassan demeurera précaire, bâtie sur le silence et la violence. La véritable question pour la Tanzanie est de savoir si le pragmatisme économique peut éternellement faire taire l’impératif démocratique.

