Note de recherche: Comment le kemetisme pose la question du religieux en Afrique ?
I. La religion, un enjeu oublié du développement en Afrique ?
L’Afrique est un continent où la religion occupe une place importante dans la vie sociale, culturelle et politique de ses habitants. Selon le Pew Research Center, en 2010, 86 % des Africains se déclaraient chrétiens ou musulmans, et 11 % pratiquaient des religions traditionnelles. La religion a également une influence sur le développement du continent, que ce soit à travers les actions des acteurs religieux dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’environnement ou de la paix, ou à travers les valeurs et les normes qu’elle véhicule.
Pourtant, la religion semble être un sujet mis de côté quand il s’agit des discussions sur le développement du continent. Même les penseurs les plus acclamés à l’international parlent plus d’économie, d’infrastructures ou de politiques que de religion. Pourquoi cette occultation ? Quels sont les enjeux et les défis liés à la prise en compte de la religion dans l’arène du développement ?
La religion, une force de changement social
Contrairement à une vision couramment répandue qui relègue le religieux au rang des forces rétrogrades, en Afrique les idées et les acteurs religieux ont toujours constitué des vecteurs du changement social et ont été importants pour les initiatives de développement. L’engagement des missions catholiques ou des élites islamiques dans le domaine de l’éducation à l’époque coloniale en témoigne. Plus récemment, avec la crise des États-providence et le retrait des services publics dans de nombreux pays africains, les organisations religieuses ont pris le relais pour fournir des biens et des services essentiels aux populations démunies. Par exemple, selon l’Organisation mondiale de la santé, les organisations confessionnelles fournissent entre 30 et 70 % des services de santé en Afrique subsaharienne.
La religion a également un rôle à jouer dans la promotion de la paix et du dialogue interculturel sur un continent marqué par les conflits et la diversité ethnique et religieuse. Des initiatives comme le Conseil interreligieux du Kenya ou le Réseau islamique pour la paix au Niger ont contribué à prévenir ou à résoudre des situations de violence en mobilisant les leaders et les communautés religieuses.
Enfin, la religion peut être une source d’inspiration et de motivation pour les individus et les groupes qui s’engagent dans des actions de développement. Les valeurs religieuses telles que la solidarité, la justice, la dignité humaine ou la responsabilité envers la création peuvent orienter les choix et les comportements des acteurs du développement, qu’ils soient bénéficiaires ou partenaires.
La religion, un défi pour le développement
Si la religion peut être un facteur positif pour le développement, elle peut aussi représenter un défi ou un obstacle. En effet, la religion peut être instrumentalisée à des fins politiques ou identitaires, et générer des tensions ou des conflits entre les groupes religieux ou entre ceux-ci et l’État. Par exemple, au Nigeria, la question de l’application de la charia dans certains États du nord a provoqué des violences intercommunautaires entre chrétiens et musulmans. De même, au Soudan, la guerre civile qui a opposé le nord musulman au sud chrétien et animiste pendant plus de vingt ans a fait plus de deux millions de morts.
La religion peut être « contre productive » dans des cas où l’on ferait passer les intérêts religieux avant ceux des hommes et des sociétés par exemple la stigmatisation et la marginalisation de certains aspects des traditions africaines au nom de la non concordance de ces aspects avec les préceptes religieux dominants qui peuvent mener à des conséquences dramatiques sur les populations africaines qui ne pratiquent pas les religions importées. La vision réductrice du passé africain ante-abrahamismes considéré comme étant de la « Jaliliya » ou une sorte d’âge sombre de l’humanité avant que la lumière de la revelation ne viennent y apporter le salut est un des facteurs qui empêche beaucoup de croyants africains de croire en un projet de revitalisation et de promotion des traditions africaines (certainement pas des traditions et pratiques spirituelles africaines qui sont décriées par la Bible et le Coran).
La religion peut aussi entrer en contradiction avec certains principes ou objectifs du développement, tels que l’égalité entre les sexes, les droits humains ou la protection de l’environnement. Par exemple, certaines pratiques religieuses comme l’excision ou le mariage précoce peuvent porter atteinte à la santé et à l’autonomie des femmes. De même, certaines croyances religieuses peuvent entraver l’adoption de comportements favorables à la prévention du sida, comme l’usage du préservatif ou la fidélité. Enfin, certaines interprétations religieuses peuvent conduire à une vision fataliste ou eschatologique du monde, qui ne laisse pas de place à l’action humaine pour améliorer les conditions de vie ou préserver la nature.
La religion, un enjeu à reconsidérer
Face à ces constats, il apparaît nécessaire de reconsidérer la place et le rôle de la religion dans la question du développement en Afrique. Il ne s’agit pas de nier ou d’ignorer la dimension religieuse, ni de l’imposer ou de la privilégier, mais de la reconnaître et de la dialoguer. Cela implique de dépasser les préjugés et les stéréotypes qui entourent la religion, et de prendre en compte sa diversité et sa complexité. Cela implique aussi de créer des espaces de rencontre et de collaboration entre les acteurs religieux et les acteurs du développement, dans le respect mutuel et la recherche du bien commun. Cela implique enfin de promouvoir une approche critique et éthique de la religion, qui valorise ses apports positifs au développement tout en dénonçant ses dérives ou ses abus.
La religion n’est pas un phénomène marginal ou secondaire dans le développement en Afrique. Comme l’ont été les traditions spirituelles africaines, la religion joue un rôle prépondérant sur le continent. Elle est au cœur des dynamiques sociales, culturelles et politiques qui le façonnent. Elle est aussi une ressource potentielle pour le changement et le progrès comme elle est une source d’obstacles et de défis à relever. Il est donc temps de lui accorder l’attention qu’elle mérite.
II. Les kémites et les traditions africaines : une voie pour le développement ?
L’Afrique est un continent riche de sa diversité culturelle et spirituelle. Parmi les courants de pensée qui s’inspirent de son héritage ancestral, le kémitisme se distingue par son ambition de la mise en place d’un panafricanisme spirituel et par sa référence aux civilisations de l’Égypte antique et de la vallée du Nil, considérées comme partie intégrante de la matrice continentale et paragons de la sagesse et du savoir africains. Les kémites sont des personnes qui se reconnaissent dans une communauté de valeurs, d’origine et de destin, fondée sur la connaissance et le respect des traditions africaines. Ils vénèrent les divinités égyptiennes, au même titre que d’autres divinités africaines, comme faisant partie de la matrice africaine, pratiquent les rites ancestraux,la « magie » (le Heka et ses variantes continentales) et suivent les lois de Maât, l’ordre cosmique. Ils se revendiquent comme les héritiers des sages qui ont guidé l’humanité à travers les âges.
Mais le kémitisme n’est pas seulement une nostalgie du passé glorieux de l’Afrique. C’est aussi une vision du présent et de l’avenir, qui propose des pistes pour le développement du continent. En effet, le kémitisme affirme la nécessité de faire la promotion des traditions africaines, face aux influences extérieures qui ont souvent dénigré ou occulté la contribution de l’Afrique à la civilisation universelle. Le kémitisme pose la question de savoir si l’on peut voir au-delà des instances belliqueuses qui ont marqué l’histoire du continent, comme les colonisations, l’esclavage, le néocolonialisme ou les conflits ethniques ou religieux. Le kémitisme appelle à une plus grande considération de la pensée africaine dans le monde académique francophone, qui a souvent ignoré ou marginalisé les apports des intellectuels africains ou afro-descendants quand ils n’allaient pas dans le sens d’une certaine intelligentsia d’académiciens africanistes.
Quels sont les enjeux et les défis du kémitisme pour le développement en Afrique ?
Le kémitisme, une source d’identité et de fierté
Le kémitisme offre aux Africains et à leurs descendants une source d’identité et de fierté, en leur permettant de se reconnecter avec leurs racines culturelles et spirituelles. Le kémitisme valorise la richesse et la diversité des traditions africaines, qui sont souvent méconnues ou stéréotypées par les médias ou les discours dominants. Le kémitisme révèle la grandeur et la complexité de la civilisation égyptienne, qui a influencé de nombreuses autres cultures dans le monde. Le kémitisme met en lumière le rôle des Africains dans l’histoire de l’humanité, en tant que créateurs de sciences, d’arts, de philosophies et de religions.
Le kémitisme permet ainsi aux Africains de se réapproprier leur histoire et leur patrimoine, et de les transmettre aux générations futures. Le kémitisme renforce le sentiment d’appartenance à une communauté panafricaine, qui dépasse les frontières géographiques ou politiques imposées par la colonisation. Le kémitisme encourage le dialogue et la solidarité entre les peuples africains, dans le respect de leurs différences et de leurs spécificités.
Le kémitisme, une inspiration pour l’action
Le kémitisme n’est pas seulement une affirmation identitaire. C’est aussi une inspiration pour l’action, en faveur du développement du continent africain. Le kémitisme s’appuie sur les principes et les valeurs des traditions africaines, qui peuvent orienter les choix et les comportements des acteurs du développement. Le kémitisme promeut la notion de Maât, qui signifie à la fois vérité, justice, équilibre et harmonie. Le kémitisme invite à respecter Maât dans tous les domaines de la vie sociale, politique, économique et écologique. Le kémitisme implique donc de lutter contre l’injustice, l’exploitation, la corruption, la violence ou la destruction de la nature.
Le kémitisme s’inspire également des exemples et des enseignements des Anciens, qui ont su faire preuve de sagesse, de courage, de créativité et de générosité. Le kémitisme encourage à étudier et à valoriser le savoir-faire et le savoir-être des Africains, dans les domaines de la science, de la technologie, de l’art, de la littérature, de la musique, de la danse, etc. Le kémitisme propose de réinventer et d’adapter ces connaissances aux besoins et aux défis actuels du continent. Il stimule l’innovation et l’entrepreneuriat, en favorisant l’expression du potentiel et du talent des Africains.
Le kémitisme, un défi pour la coexistence
Si le kémitisme peut être un facteur positif pour le développement en Afrique, il peut aussi représenter un défi ou un risque pour la coexistence pacifique entre les peuples. En effet, le kémitisme peut être instrumentalisé à des fins politiques ou idéologiques, et générer des tensions ou des conflits entre les groupes qui se réclament du kémitisme et ceux qui ne s’y reconnaissent pas. Le kémitisme peut aussi entrer dans certains cas en contradiction avec certains principes, tels que la laïcité, le pluralisme ou la démocratie. Le kémitisme peut enfin conduire à une vision dogmatique ou sectaire de la religion, qui ne laisse pas de place au dialogue ou à la critique même si cela est la critique principale que le kemetisme oppose aux religions abrahamiques.
Le kémitisme doit donc être pratiqué avec discernement et tolérance, en évitant les pièges du fanatisme ou de l’exclusion. Le kémitisme doit être ouvert au dialogue et à la collaboration avec les autres courants de pensée ou de foi, dans le respect mutuel et la recherche du bien commun. Il doit être critique et éthique, en valorisant ses apports positifs au développement tout en reconnaissant ses limites ou ses erreurs.
Le kémitisme est un courant de pensée qui se réfère à la civilisation de l’Égypte antique, ainsi qu’à toutes les grandes civilisations du continent, comme source d’identité et d’inspiration pour les Africains et leurs descendants. Il affirme la nécessité de faire la promotion des traditions africaines, face aux influences extérieures qui ont souvent occulté la contribution de l’Afrique à la civilisation universelle. Le kémitisme appelle à une plus grande considération de la pensée africaine dans le monde académique francophone, qui a souvent ignoré ou marginalisé les apports des intellectuels africains ou afro-descendants. Le kémitisme peut être un facteur positif pour le développement en Afrique, s’il est pratiqué avec discernement et tolérance, en évitant les pièges du fanatisme ou de l’exclusion.
SOURCES
Pew Research Center (2010), Tolerance and Tension: Islam and Christianity in Sub-Saharan Africa, Washington DC: Pew Research Center.
Cooper, F. (2006), « Development, Modernization and the Social Sciences in the Era of Decolonization: The Examples of British and French Africa », Revue d’histoire des sciences humaines, 15(2), 95-124 ; Brenner, L. (2001), Controlling Knowledge: Religion, Power and Schooling in a West African Muslim Society, Bloomington: Indiana University Press.
World Health Organization (2007), Everybody’s Business: Strengthening Health Systems to Improve Health Outcomes: WHO’s Framework for Action, Geneva: World Health Organization.
Marshall, K. & Keough, L. (2004), Mind, Heart and Soul in the Fight Against Poverty, Washington DC: World Bank.
Falola, T. (1998), Violence in Nigeria: The Crisis of Religious Politics and Secular Ideologies, Rochester: University of Rochester Press.
Johnson, D.H. (2011), The Root Causes of Sudan’s Civil Wars: Peace or Truce, Woodbridge: James Currey.
Religion en Afrique — Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Religion_en_Afrique.
Nouvelles visibilités de la religion dans l’arène du développement. https://journals.openedition.org/apad/4073.
Religion et développement : reconsidérer la laïcité comme norme. https://journals.openedition.org/poldev/1301.
Qu’est-ce être kemite? – Afrikhepri. https://afrikhepri.org/quest-ce-quetre-kemite/.
AFRIQUE NOIRE (Culture et société) – Encyclopædia Universalis. https://www.universalis.fr/encyclopedie/afrique-noire-culture-et-societe-civilisations-traditionnelles/.
Kémitisme — Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/wiki/K%C3%A9mitisme.(1)
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