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Note de recherche: Le djihad du Macina

La région du Sahel depuis 2012 est confrontée à de multiples formes de violence : étatique, djihadiste, indépendantiste ou communautaire. Ces dernières années, la violence djihadiste a pris une forme particulière après l’apparition d’un nouveau leadership incarné par la figure d’Amadou Kouffa, qui attire depuis 2015 des centaines de jeunes de la communauté peule dans sa structure armée qui a réussi à imposer son hégémonie et qui représente actuellement l’une des principales sources d’insécurité pour le Sahel.

Tristement célèbre et prolifique, ce groupe est à la base de l’inspiration sous-régionale de la violence au cœur de la communauté peule. Un an après son apparition, l’on a observé la fabrique de Ansaroul Islam par les frères Dicko du Burkina Faso. Il s’agit d’un groupe similaire au FLM de Kouffa, en clair, un groupe majoritairement constitué de peul qui enrôle principalement des jeunes peul avec un leader peul proclamant le djihad au nom de « valeurs religieuses en perte de vitesse » mais aussi au nom de ceux qui sont tout en bas de l’échelle social : les cadets sociaux, dépourvu de statut social réel au sein de la communauté peule. Aujourd’hui nous observons dans la région du Liptako Gourma, plus communément désignée comme la zone des trois frontières, la propagation de cette violence entre Ménaka (Mali) et la région de Tillabéry (Niger) opposant une coalition de bergers peuls et de l’État Islamique du Grand Sahel (EIGS) contre, du coté malien les forces touaregs et arabes du nord et contre les forces nationales nigériennes de l’autre côté de la frontière.

Cette note analyse la fabrique du « djihadiste peul » en général mais en particulier celle de Kouffa à la lumière des exemples passés pour mieux comprendre non seulement la diffusion de la violence djihadiste peul et ses avantages mais aussi le lien entre les figures djihadistes peuls passés et présent : celui de Kouffa. Installé sur une base religieuse et communautaire, Kouffa a réussi à mobiliser des milliers de jeunes de sa région. Bien qu’officiellement, ce leader peul justifie sa violence dans une perspective d’insurrection djihadiste dont l’objectif ultime est de mettre en place un État islamique (raison exogène), notre analyse montre qu’il existe d’autres éléments prépondérants qui expliquent le recours à la violence. Parmi ces éléments figure la dimension d’ascension sociale d’un simple citoyen à son élite politique et religieuse (raison endogène).

La lutte armée menée par Kouffa et soutenue par le Djihad vise à le couvrir d’une légitimité politique et religieuse dans le but de se substituer à l’élite qu’il combat, au nom de sa communauté et de sa religion. Dans la société traditionnelle peule, le leader du Front de libération du Macina est de naissance peu illustre même s’il est le fils d’un imam qui fut très respecté dans le cercle de Niafounké (région de Tombouctou). Il restait confronté, comme tous les cadets sociaux[1] qui soutiennent aujourd’hui son djihad, à la rigidité de la structure sociale peule qui circonscrit les individus dans un ordre social préétablit auquel ils ne peuvent échapper tout au long de leur vie (Thiam, 2017).

Dans ce piège social, On trouve des catégories de dominants et de dominés, elles-mêmes divisées en sous-catégories. Les « nobles » et les « hommes libres » (rim’be) dominent statutairement les castes artisanes (neenbe) et les descendants d’esclaves (riimaay’bé). Ces différences statutaires héritées notamment de l’empire peul du Macina au 19e siècle sont intégrées à un ensemble de règles et pratiques qui structurent en partie l’économie politique de l’élevage et de l’agriculture dans le Delta du Niger (Bintou, 1990). Ce sont ces règles qui sont aujourd’hui remises en cause par les cadets sociaux, des castes dites inférieures . (Thiam, 2017)

L’expérience de l’insurrection en 2012 dans le nord du Mali par les nombreux groupes d’insurgés touaregs, arabes et djihadistes contre l’État et les aboutissements généreux après la signature de l’accord d’Alger en 2015 ont entériné l’insurrection armée comme un moyen efficace pour revendiquer des prérogatives en portant l’État à la table des négociations. Ainsi l’usage de la violence permet aujourd’hui à Amadou Kouffa de s’imposer comme une nouvelle élite incontournable au sein de la communauté peule divisée entre les nobles traditionnelles et élites religieuses[2]. Par ailleurs, l’une des figures inspirantes de Kouffa a été Seku Amadou qui, comme lui, a perpétré une insurrection armée pour renverser le pouvoir des élites traditionnelles et religieuses de toute la boucle du Niger (19e siècle) afin de donner naissance à l’empire théocratico-communautaire[3] du Macina. Dans cette structure sociale héritée de l’empire et perpétué tant bien que mal jusqu’à maintenant, on pourrait situer Kouffa dans la caste des Rim’bé en tant qu’ « homme libre » sans titre familial particulier et la violence le repositionne dans l’élite traditionnelle et religieuse actuelle.

L’objectif ici est d’interroger l’image presque romancé du « djihadiste peul » s’insurgeant au nom de Dieu contre son élite traditionnelle et religieuse perçu non seulement comme corrompue et injuste, mais aussi comme défaillants dans le domaine de la protection des vraies valeurs islamiques. Ce genre de situation semble avoir la particularité d’enflammer l’âme du « djihadiste peul », le poussant à agir pour redonner à la foi islamique, ses lettres de noblesse dans sa communauté.

À partir des jihads des 18e et 19e siècle, on note une évolution, un changement important dans l’identité peule qui contraste avec l’image collectif d’un peuple pastorale nomade vivant en marge des cours royales et des grandes places marchandes dominant l’économie politique d’alors. A cette époque, Ils ne se revendiquèrent aucune origine extérieures à leur zone d’habitation séculaire qu’est l’Afrique de l’Ouest et ne s’associèrent que rarement à la création d’États ou à la Da’wa[4] islamique. Les manipulations généalogiques et les falsification de documents[5] en vue de resserrer les liens avec l’islam commenceront bien plus tard quand les différents djihads porteront le fruit des théocraties peules (Robinson, 1988).

Des plus anciennes sources à faire nommément référence au peuls demeurent les manuscrits de Tombouctou[6] dont la chronique de Kano[7] et les Tarikh el-fettach et Tarikh es-soudan.

D’après les auteurs des Tarikhs, le trait caractéristique dominant des peuls était « leur indifférence à l’égard de la foi et leur penchant à lancer des attaques contre les fermes et les centres de civilisation (…) ». D’ailleurs, avant l’invasion de l’Empire Songhaï par le mercenaire Yuder Pacha, les attaques répétées des peuls contre l’empire l’avait déjà affaibli, ce qui facilita grandement les visées impérialiste du royaume chérifien de la dynastie saadienne. Les peuls du Macina sont aussi décrits par les auteurs des Tarikhs comme des païens[8] sans structure sociale et politique solide, bon à asservir (Robinson, 1988).

La construction d’une nouvelle identité peule passe en conséquence par un intérêt accru pour l’islam et la formation d’une entité politique à même de consolider leur emprise sur un territoire. À cet effet, c’est la dynastie Denyanké avec leur chef Tengella et ensuite son fils Koli, qui ouvrent la voie vers la fin du 15e siècle en conquérant l’empire du Jolof au Fuuta toro. Ils s’affabulèrent en s’octroyant une ascendance illustre : Soundjata Keïta, pour renforcer leur légitimité et se donner un crédit politique vis-à-vis de leur voisins du Mali, du Bakhunu et Fuuta Jalon (Robinson, 1988).

Les djihads peuls qui ont suivi à partir du 18e siècle n’ont fait que compléter et consolider un processus de transformation politique et identitaire entreprit depuis le 15e siècle. La lutte pour la création et le maintien d’États théocratiques manœuvra les peuls vers « de nouvelles et vastes revendications portant sur des différences politiques, religieuses et généalogiques » (Robinson, 1988).

Au 19e siècle, une prophétie particulièrement populaire au Soudan occidental[9] a profondément contribué à construire cette image du « djihadiste peul » en influençant les projets et les actions des leaders du djihad : l’avènement du Mujaddid. En d’autres termes, l’avènement d’un inspiré, d’un saint investi par Dieu de la noble mission de revivifier l’islam en le restaurant dans son état originel[10].

Cette prédiction proviendrait d’un hadith rapporté dans Sharh Sunan Abu Daoud (les Sunna d’Abu Daoud), l’un des six grands recueils de hadiths sunnites expliquant la tradition du prophète de l’islam. Il rapporte dans le livre 38 : Kitab al-Malahim [Livres des Batailles], Hadith Numéro 4278 : « Le Prophète Mohamad (صلى الله عليه وسلم) a dit : Allah suscitera pour sa communauté au bout de chaque cent ans celui qui rénovera sa religion pour elle » (Abu Daud Sulayman ibn al-Ash`ath al-Sijistani & Hallaq, 2017).

Les historiens Madina Ly-Tall et Batran Aziz, spécialistes de l’Afrique de l’ouest, nous apprennent ceci sur cette prophétie au 19e siècle : « La faveur que rencontre cette tradition auprès du peuple et les passions effrénées qu’elle est capable de déchaîner sont des phénomènes universellement reconnus : la figure messianique incarnait en effet les espoirs et les aspirations des masses, et venait leur apporter ce qu’elles croyaient être une solution assurée à la crise. Le libérateur attendu était considéré comme envoyé par Allah pour intervenir énergiquement par la langue (la prédication et l’enseignement) et, au besoin, par la main (le djihâd), afin que soit appliqué le précepte coranique al amr bil-ma˓ruf wal-nahi ˓an al-munkar [ordonner le bien et interdire le mal]. Il devait éliminer l’incroyance, l’injustice et l’oppression ; il était appelé à bâtir un monde meilleur et à doter l’umma d’une religion satisfaisante. (…) Shaykh Uthman dan Fodio et Seku Amadou affirmaient l’un comme l’autre être le mudjaddid annoncé pour ce XIIIe siècle décisif de la hidjra. Quant à al-Hadjdj ˓Umar, il ne s’attribua certes jamais le titre de mudjaddid ou de mahdi, mais il en adopta une version sûfî Tijani, se faisant appeler Khalifat khātim al-awliyā˒ (successeur du Sceau des saints, c’est-à-dire d’Ahmad al-Tidjāni, fondateur de la tarîqa tijaniyya). Preuve supplémentaire de la légitimité et du bien-fondé des djihâd, chacun des trois hommes déclarait avoir été investi de la mission divine par le Prophète, et par le fondateur de la tarîqa (ordre ou confrérie sûfî), à laquelle il appartenait. Ces affirmations convainquaient de la sincérité du dirigeant et allaient au-devant des attaques contre les djihâds des sceptiques et des détracteurs — ceux que l’on appelait les ˓ulamā˒ al-su˒ [lettrés dévoyés et opportunistes]. » (Batran & Ly-Tall, 1996).

La popularisation de cette prophétie ainsi que son instrumentalisation à des fins personnels d’acquisition de pouvoir religieux, politique, social et économique ont plongé l’Afrique de l’Ouest dès le 18e siècle dans un phénomène d’insécurité exacerbé qui confondrait notre réalité actuelle au sahel. Felix Dubois écrivait dans Tombouctou : « Du nord, de l’est, du sud, marocains, touaregs, foulbés, toucouleurs, kountas se sont rués en hordes faméliques sur cette terre promise. Ils apparaissaient comme une monstrueuse association acharnée à faire expier les privilèges prodigués par la nature à ces riches contrées, et travaillent à anéantir les bienfaits d’une antique civilisation pour le plus grand triomphe de leur propre barbarie. Et cela, le plus souvent, au nom de Dieu l’Unique ! Seku Amadou, El Hadj Omar, Samory (…). Enfin, à ces pseudo-guerres religieuses viennent s’ajouter des guerres civils et de races. » (Dubois, 1897).

En ce qui concerne le Mujaddid, cet homme est supposé insuffler le Tadjdid, le « renouvellement » spirituel dans sa communauté par sa science et son inspiration divine. C’est le terme initial utilisé dans le hadith authentique rapporté par l’imam Abu Daoud. Selon la tradition musulmane, « ce terme fait référence aux efforts conscients pour provoquer le renouvellement de la foi et de la pratique religieuses, mettant l’accent sur le strict respect des prescriptions du Coran et des précédents du prophète Mahomet. » (Voll, 1983).

Ainsi, c’est cette posture que les djihadistes peuls passés ont adopté afin de légitimer les différentes insurrections qu’ils ont mené contre leurs élites au Fuuta Toro, Fuuta Jalon, au Sokoto et dans le Macina. Quant à ceux présents dans notre contemporanéité, ils inscrivent leur action dans l’héritage idéologique islamique défendu par leur précurseur mais aussi dans un profond désir de revalorisation sociale. Pour ce faire, ils se doivent de renverser la structure sociale actuelle qui n’est pas à leur avantage et s’imposer quoiqu’il en coute.


[1] Ce terme désigne toutes les catégories sociales dominées, majoritairement les descendants de populations vassalisées par Seku Amadou, le djihadiste peul fondateur de l’empire théocratique du Macina au 19e siècle.

[2] Par nobles traditionnels nous entendons les chefferies et hauts dignitaires traditionnels provenant principalement de villages, d’anciens royaumes et empires ouest africain. Quant aux élites religieuses, il est question principalement les grands dignitaires religieux musulmans et ceux issus de « grandes familles » maraboutique comme celle de Seku Amadou. Toutefois, les titres de nobles traditionnels et élites religieuses se confondent parfois en raison de la double nature communautaire et religieuse de l’empire du Macina. A titre illustratif, Seku Amadou fut non seulement l’imam de son empire mais aussi le chef de toute la communauté peule sur son territoire.


[3] L’empire du Macina (1818-1853) rassemblait de nombreuses populations aux cultures diverses néanmoins, le fonctionnement de l’Empire était fondé non seulement sur les valeurs islamiques mais aussi les us et coutumes peule.


[4] « Le terme arabe da’wa du verbe da’â renvoie à plusieurs registres selon le champ sémantique de son utilisation. Le sens premier de ce mot est l’invitation, l’appel, la demande et l’incitation à faire certaines choses ou à s’en abstenir. Dans le sens religieux, ce terme désigne la prédication, l’appel fait par les prophètes aux gens pour qu’ils se convertissent à la religion dont ils sont transmetteurs du message. Celui qui pratique la da’wa est le dâ’iya, pluriel du’ât. Il s’agit, selon Ibn Manzûr (1233-1311), de « celui qui appelle les gens à adhérer à une religion ou à une hérésie. Ce vocable désigne également le muezzin de par son appel à la prière » (Ismail, 2017)


[5] Seku Amadou aurait falsifié certaines copies des Tarikhs en y intégrant une fabrication de toute pièce d’une prophétie attribuée au célèbre érudit du Caire Al-Suyuti faisant état d’un imam du nom d’Amadou qui apparaitrait dans la région du Macina, le tout remit dans le contexte du pèlerinage à la Mecque de l’Askia Mohamed du Songhaï. (Robinson, 1988)

[6] Les manuscrits de Tombouctou sont l’œuvre de nombreux copistes soudanais principalement. Ils rassemblent des exemplaires d’œuvres anciennes connues dans le monde afro-islamique et de productions locales originales datant principalement du 17e au 19e siècle.

[7] Kano était au titre de Mopti, Tombouctou et Djenné le grand centre commercial des populations Haussa. Les chroniques de Kano (ville nord du Nigéria) font état de l’histoire de la ville, des populations, de l’introduction de l’islam et de ses sarki (roi) notamment du fondateur de Kano : le sarki Bagauda. L’auteur ainsi que la date de rédaction de ces chroniques demeurent inconnus.

[8] Se dit d’une personne ou groupe de personnes qui n’a aucune croyance.
[9] Terme désignant la région ouest africaine.

[10] L’islam pratiqué à l’époque du prophète Mohamed et de ses compagnons (Sahaba).

LECTURE RECOMMANDÉE

Batran, A., & Ly-Tall, M. (1996). Chapitre 21 : Les révolutions islamiques du XIXe siècle en Afrique de l’Ouest; Chapitre 23 : Le Macina et l’Empire torodbe (tukuloor) jusqu’en 1878. Dans J. F. Ajayi, Histoire Générale de l’Afrique, VI. L’ Afrique au XIXème siècle jusque vers les années 1880 (p. Chapitre 21 : p579 ; Chapitre 23: 647). Paris: Éditions UNESCO.

Voll, J. O. (1983). “Renouveau et réforme dans l’histoire islamique: Tajdid et Islah. “. Voices of Resurgent Islam ; Edité par John L. Esposito à New York : Oxford University Press,.

Robinson, D. (1988). La guerre sainte d’al-Hajj Umar, le Soudan au milieu du XIXe Siècle. Paris: Karthala.

Ismail, M. (2017). « La notion de da’wa dans le texte coranique ». Histoire, monde et cultures religieuses, vol. 44, no. 4, 137-165.

Thiam, A. (2017). Centre du Mali : Enjeux et Dangers d’une crise négligée. Centre pour le dialogue humanitaire.

Bintou, S. (1990). Un Empire peul au XIXe siècle : la Diina du Maasina. Paris: Karthala.

Dubois, F. (1897). Tombouctou, la mystérieuse. Paris: Éditions du Figaro.

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